Quels que puissent être certains mérites de l’œuvre de René Guénon, les pages qui suivent montreront que la réputation de
« connaissance » et de
« rigueur » qu’on attache à son nom est plus que surfaite. Il apparaîtra à chacun que cet auteur doit surtout l’étendue de son audience à la « docte ignorance » de ses fidèles, plus sensibles à l’aplomb de leur mentor que capables d’en contrôler les affirmations arbitraires et la qualification souvent douteuse.
« Le Théosophisme – histoire d’une pseudo-religion », « Le Roi du monde » et vingt-six autres ouvrages prétendent introduire à une approche authentique de l’Ésotérisme, selon les critères de ce que l’on a nommé le « Traditionalisme ». Aucune œuvre n’est entièrement négative et celle de R. Guénon, notamment dans
« Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps », charrie quelques pépites dans un dangereux torrent qu’alimente un élitisme suspectable des cousinages idéologiques les plus funestes de l’Entre-deux guerres de ce siècle. De cela, néanmoins, certains de ses émules prétendent le défendre, donc acte, sous réserve d’un plus ample débat.
Seul nous importera ici le fait que cet auteur se soit employé à jeter un discrédit total sur la personne et l’œuvre de Mme Blavatsky. Il considérait celle-ci comme une figure emblématique de ce qu’il appelait avec mépris le
« Néo-spiritualisme ». Ce terme dépréciateur désigne chez lui toute expression doctrinale qui s’éloigne d’un pas de l’une des grandes Traditions rattachées aux religions «
révélées » (Judaïsme, Christianisme et Islam
— excluant donc la Tradition spirituelle du Bouddhisme) et à leur ésotérisme propre, lequel devait être réputé « orthodoxe » par des représentants qualifiés.
Le sens que l’Ésotérisme attribue au mot
« Tradition » ne peut donc être celui auquel se réfère R. Guénon car la Tradition remonte à un Enseignement antérieur de millénaires à toute religions révélée, à toute forme de main mise de la part d’une caste sacerdotale susceptible de détenir, elle seule, la Vérité sur l’aspect plus caché de la religion considérée
(cet aspect plus secret est ce que R. Guénon considère comme « l’Ésotérisme d ‘une religion), enfin à toute forme d’exclusion, notamment celle qui a trait au sexe et à la position sociale.
René Guénon affirme que les critères qui lui permettent d’authentifier la «
Tradition » sont passés au crible de son propre parcours spirituel et intellectuel, qu’il qualifie de rigoureux, embrassant des aspects aussi vastes que le
Christianisme,
l’Islam,
l’Hindouisme et le
Taoïsme, le tout assorti de son expérience personnelle de l’Initiation où, toutefois, ses reniements successifs passent pour un signe de sa haute intégrité.
Que semblable prétention fût de nature à grandement impressionner
« l’élite intellectuelle » s’explique par le fait que
le domaine de la Tradition Initiatique est des plus mal connus et se trouve être, de surcroît, celui où la qualification est la plus difficilement contrôlable. L’idiosyncrasie guénonienne ayant néanmoins fait école, on peut désormais rencontrer chez nombre d’auteurs un souverain mépris pour tout ce que le
« Maître » a désigné à leur vindicte.
ll est opportun d’en donner un échantillon. Ainsi, après avoir mentionné les mises au point que René Guénon a apportées sur la notion de
Théosophie « avec une indispensable rigueur », M. A. Faivre, auteur de l’article
« Théosophie » de la première édition de l’
Encyclopœdia Universalis, donnait, sous l’égide « guénonienne », le verdict suivant sur la doctrine de Mme Blavatsky, visiblement confondue ici avec celle de ses impossibles successeurs :
« Une certaine idée, occidentalisée, du Bouddhisme, un intérêt marqué pour les phénomènes psychiques, une érudition fantaisiste et peu sûre, un délirant enseignement « réincarnationiste » ne suffisent pas à constituer une doctrine mais seulement un amas incohérent d’éléments trop souvent contradictoires ne pouvant séduire, en règle générale, que les gens de demi-culture. »
Nous puiserons incidemment, dans cette même Encyclopédie que nous venons de citer, de quoi montrer que l’ignorance de René Guénon en matière de Tradition Orientale n’a d’égale que l’arrogance qu’il met dans les jugements qu’il porte au nom de celle-ci
(le Pr Louis Renou[1] parlait déjà, à juste titre, des « élucubrations de René Guénon »).
Quelques-unes de ses aberrations suffiront à le démontrer.
Les charges retenues par R. Guénon pour discréditer Mme Blavatsky recouvrent l’éventail assez large de toutes les affirmations diffamantes dont on peut faire usage sans trop de crainte d’être démenti puisqu’il s’agit
d’appréciations subjectives ou d’affirmations incontrôlables :
-
il tire le portrait moral d’un monstre de duplicité (Cf. Théos. chap. VI, VII et VIII, pp. 72-92) en se fondant sur les seuls éléments fournis par les seuls ennemis de Mme Blavatsky, notamment Solovioff, Barlet et Gaboriau ;
-
il affirme que Mme Blavatsky et le Colonel Olcott ont appartenu à une Société occulte dont ils ont été expulsés en 1878 et qui leur tenait lieu de « centre initiatique », il s’agit d’une certaine « Fraternité hermétique de Louxor » sur laquelle il se dit bien renseigné (Cf. Théos., pp. 19-27). Ceci est de l’ordre de l’incontrôlable. Nous avons vu combien peu probable est l‘affiliation du Colonel Olcott et de Mme Blavatsky à cette société dont le nom est, par contre, curieusement identique à celle dont ils font mention, identité qu’ils n’ont pas manqué de dénoncer comme une imposture ;
-
il s’attache à discréditer totalement la Doctrine Théosophique à travers plusieurs de ses ouvrages en dénonçant l’abus et le détournement des termes sanskrits et des notions traditionnelles que ceux-ci recouvrent. ;
-
du Rapport Hodgson, enfin, assorti du verdict de la Société de Recherche Psychique, il accepte en bloc toutes les conclusions. Celles-ci dépeignant H.P.B. comme un imposteur ayant fait usage de faux et utilisant des trucages en guise de démonstrations psychiques (Cf. Théos., chap V, pp 61-71).
[1] Louis Renou (1896-1966) – Sanskritiste français internationalement reconnu, Membre de l’Institut et Professeur à la Sorbonne, spécialiste éminent des études indiennes et orientales. Il est l’auteur de travaux dans le domaine indo-aryen ancien (grammaire, lexicographie, éditions et traductions de texte littéraires et religieux).